mercredi 17 février 2016

Vidua ad eternam



Pourquoi ma grand-mère ne s’est-elle jamais remariée ? Quand j’étais gamin, je ne comprenais vraiment pas. Mariée à 18 ans, veuve à 25 ans elle avait encore, comme on dit « toute la vie devant elle ».
Première explication : François, son mari, était quelqu’un d’exceptionnel. Et il l’était : ses lettres et même ses cahiers d’écolier le révèlent comme tel. Agriculteur mais né dans un manoir il possédait une certaine noblesse de maintien, de langage et surtout de comportement qui le distinguait de ses pairs. Il lisait, il allait écouter des concerts de musique classique...
Il était tombé amoureux de Maria alors qu’elle n’avait que douze ans. Sans jamais rien lui dire, il avait sagement attendu qu’elle en ait seize avant de se déclarer.
Maria venait d’un milieu beaucoup plus modeste. Au lendemain de sa nuit de noce, elle se leva à cinq heures du matin. “Mais qu’est-ce que tu fais ?” lui demanda François. “Il faut bien aller traire les vaches !” répondit-elle.
“Non, la maîtresse de maison ne va pas traire les vaches. C’est le travail des garçons et filles de ferme”.
Elle était tombée dans un autre monde, non seulement sur le plan financier mais surtout sur le plan de l’affection, de la chaleur humaine, de la considération qu’un mari doit à sa femme, bref de l’amour, tout simplement.
Pas très étonnant, après cela, que les prétendants des environs – et il y en eut, car elle était très belle – n’aient pas soutenu la comparaison.
Dernièrement, je suis devenu conscient d’une autre explication. À Noël, me disait récemment mon ami Alexis, cela fera deux ans que Constance et moi serons séparés. Depuis notre séparation, il y a eu Juliette, Simone, Agathe et Angélique. Ça n’a marché avec aucune. Je suis parfaitement conscient, précisait-il, du fait qu’il ne faut pas essayer de retrouver chez B, C ou D ce que l’on connaissait avec A, mais, à chaque fois, le manque de désir me prend au dépourvu.
L’absence de Constance n’est pas une obsession pour Alexis. Cela ne l’empêche pas de dormir la nuit mais cela l’empêche de bander avec une autre femme, ce qui signifie que tout au fond de lui quelque chose s’est brisé. Étant d’un naturel optimiste il pense que le temps réussira à effectuer les réparations nécessaires, mais son histoire m’a aidé à mieux comprendre ma grand-mère. J’ai longtemps cru qu’elle n’avait pas voulu se remarier. Je me rends compte maintenant qu’elle en a été tout simplement incapable. Elle n’a pas pu.

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