mardi 9 février 2016

Cold Mountain



Jérome Carcopino disait que l’on n’écrit – et ne récrit –  que deux récits : L’Illiade et L’Odyssée. Le combat et le voyage. Combat et voyage qui peuvent, bien sûr, être intérieurs et le sont de plus en plus souvent dans les romans modernes, c’est à dire depuis le dix-septième siècle.
Laissant le théâtre de côté, je mettrais la borne de départ à La Princesse de Clèves, combat intérieur s’il en fut jamais.
Dans Cold Mountain, (titre français : Retour à Cold Mountain) Charles Frazier a volontairement, et en toute connaissance de cause, repris et remanié le thème de L’Odyssée. Un soldat de la guerre civile américaine rentre chez lui. Voilà, c’est tout ! Mais, bien sûr, le voyage est à la fois extérieur et intérieur.
C’est un roman lent, très lent et il se peut que cela décourage certains.
On dit souvent que les techniques audio-visuelles contemporaines  dispensent les romanciers de décrire. On pense à Balzac ou Zola qui se lançaient dans des descriptions détaillées, parfois un peu longues en ce qui nous concerne. Il est vrai que, grâce au cinéma et à la télévision, nous avons une idée assez précise de notre cadre et de celui des autres. Rien ne remplace l’expérience personnelle mais, sans bouger de chez soi, on possède une  assez bonne idée de ce que peuvent être une rivière tropicale grouillant de crocodiles, une orangeraie en Floride ou la naissance d’un veau dans une étable. Au XIX° siècle, les descriptions détaillées créaient un certain exotisme, et donnaient au lecteur un sentiment d’évasion.
Il n’en a pas toujours été ainsi pourtant, et des romans dénués de toute description, comme, précisément, La Princesse de Clèves, arrivent très bien à dépayser et à faire rêver. Si, au lieu de tout décrire minutieusement, l’auteur parle d’une belle femme, d’un splendide château et d’habits magnifiques, le lecteur imprime sur l’intrigue sa propre conception d’une belle femme, d’un splendide château ou d’habits magnifiques. On ne lui impose presque rien. C’est en grande partie à cause de cela que les adaptations cinématographiques de romans déçoivent le plus souvent : elles brisent notre rêve. On sait que dans sa loge, à l’opéra, Jules Verne tournait le dos à la scène car, disait-il, ce qu’il imaginait était tellement plus beau que ce que l’on pouvait voir !
Cold Mountain c’est un retour majeur à la description avec un grand “D”. Charles Frazier veut, lui aussi, nous dépayser et nous nourrir d’exotisme mais ce n’est pas un exotisme géographique. C’est un exotisme temporel. L’histoire se passe vers la fin de la guerre civile américaine, plus connue en France sous le nom de Guerre de Sécession. Elle commence en décembre 1862 sur le champ de bataille de Frederiksberg où le personnage principal, Inman, est blessé au cou.
Le récit avance, recule, s’arrête, médite, digresse… C’est un voyage plein de méandres dans un monde intérieur qui n’est pas sans rappeler celui de Marcel Proust mais les obsessions, naturellement, sont tout à fait différentes. Charles Frazier essaie d’atteindre l’essentiel par le truchement de la description mais aussi par celui de ses échos psychologiques. Un exemple : Inman voit des grains de café moulu qui tourbillonnent au fond de sa tasse mais, en même temps,
“Au-dessus du dôme du capitole, un cercle de vautours louvoyait dans le ciel couleur huître, les longues plumes écartées du bout de leurs ailes étant à peine visibles, ailes qui ne battaient pas mais qui, néanmoins, faisaient monter graduellement les oiseaux dans une colonne d’air chaud en cercles de plus en plus élevés jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que de minuscules taches sombres.”
Nous avons là, typiquement, une phrase très longue qui, en établissant un parallèle entre les vautours et les particules de café au fond de la tasse, évoque une unité mystérieuse entre toutes choses, grandes et petites. Elle déclanche aussi une autre unité : celle d’Inman avec le lecteur et avec le rêve qui consiste à s’élever, à s’échapper et à retourner vers un monde meilleur.
Tout n’est pas aussi bucolique, loin de là. Après la victoire sudiste de Frederiksberg, Inman se promène parmi les morts et les blessés sur un champ de bataille illuminé par une aurore boréale.
“Certains murmuraient le nom de la femme qu’ils aimaient. Il y en avait même un qui appelait son chien ! Une silhouette si couverte de blessures qu’elle ressemblait à de la viande hachée essaya de se lever mais n’y parvint pas. Elle retomba et, tournant lentement sa tête aux orbites sans regard, appela Inman.”
Le fait que l’action se passe au XIX° siècle a peut-être aidé Frazier à employer une langue qui ne singe en rien le style de cette époque-là, mais en conserve la rigueur et la volonté de perfection. J’ai mentionné Proust. Il faudrait ajouter Flaubert, Maupassant et le Thomas Hardy du Mayor of Casterbridge. Un commentateur de la BBC a bien résumé le sentiment général quand il a dit : “C’est avec une immense admiration et une pointe de jalousie qu’il nous faut admettre que le roman de langue anglaise le mieux écrit de la fin du XX° siècle nous vient… d’un Américain !”

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