Le livre
électronique détruira-t-il le livre tout court ?
Mes étagères
croulent sous les livres. Or, une fois qu’on a lu un livre, combien de fois le
relit-on ? Le livre électronique résout ce problème. On parle de trois
mille ouvrages logeables dans une tablette de taille A-5.
On a dit qu’au
bout d’un certain temps le livre électronique tuerait le livre en version
papier. Cela ne s’est pas produit : les deux formats vivent en bonne
intelligence. D’ailleurs, dans les années 50, on disait que la télévision
tuerait le cinéma. Certes, le cinéma a changé, mais il n’a pas été tué. Je
signale aussi, à tout hasard, la renaissance des disques vinyle. Je suis donc
un chaud partisan de la naissance, puis de la croissance du livre électronique.
Que dire,
alors, pour la défense du livre en papier ?
Tout d’abord,
ce livre, pour encombrant qu’il soit, devient une sauvegarde des contenus
électroniques alors que pendant longtemps ce fut le contraire.
Il n’a pas
besoin de source d’énergie. Cela rejoint l’histoire du petit garçon qui se
précipite vers ses parents en disant : « Grand-père a un rasoir
tellement moderne qu’il n’a même pas besoin d’électricité ! »
Les
bibliothèques, qu’elles soient municipales ou nationales, gardent des ouvrages
peu ou jamais lus mais qui peuvent se révéler utiles un jour. Pour un
historien, par exemple.
Je vous soumets
un extrait du roman Chassé-Croisé (épuisé) :
Mes
pièces préférées, après ma chambre, sont la bibliothèque et la cuisine. La
bibliothèque est tellement lumineuse que, même par temps sombre, elle semble
éclairée de l’intérieur. Malgré l’habitude que j’en ai, je ferme encore les
yeux pendant quelques secondes lorsque j’y pénètre, droguée par son subtil
mélange de vieux livres et d’encaustique. Dans le silence qui baigne tout le
bâtiment, la bibliothèque semble encore plus silencieuse. Enfant, j’y passais
des heures, et depuis peu, j’en ai repris l’habitude. J’éprouve un plaisir
sensuel à laisser mes doigts glisser sur les dorures des tranches, puis à lire
lentement, à haute voix, les titres au charme désuet : La Bataille de Rocroi,
Meditations sur les Mystères de la Vierge Marie, Le trictrac expliqué aux
débutants, La ronde des Saisons, Conseils aux jardiniers.
Qui,
par exemple, a jamais entendu parler de François de Scépeaux, Sire de
Vieilleville, Comte de Duretal et Maréchal de France ? Pas moi, en tous cas.
J’ouvre ses Mémoires, tome trois. Imprimé en 1557. Les « s »
sont écrits comme des « f ». Je parcours quelques phrases puis je me
laisse prendre au charme du récit. Je souris à la façon dont le maréchal a
intercepté les colonnes de vivres qui approvisionnaient les Espagnols puis a
distribué la nourriture à ses propres troupes.
Je
n’oublie pas la présence de tous les classiques, français et étrangers en
éditions de luxe, classiques qui me dispensèrent de jamais devoir emprunter un
ouvrage à la bibliothèque du collège lycée Notre-Dame de Toutes Aides de Nantes
où je fus pensionnaire de la sixième à la terminale. Il faut ajouter la
collection des Almanachs Vermot et des Etoiles Noëlistes.
Le coin qui m’enchantait le plus dans ma jeunesse, était
celui des prix. Mes parents, mes grands-parents, mes oncles et tantes avaient
tous reçu de magnifiques volumes en fin d'année scolaire, en général le dernier
dimanche de juin. Ça ne se fait plus. Donner des prix aux premiers de la classe
traumatise les autres élèves selon les psychologues à la noix de la pensée
unique. Quelle cérémonie, pourtant ! Messe solennelle, distribution des prix,
repas non moins solennel et vêpres avant que nos parent puissent nous ramener à
la maison pour les grandes vacances.
Il me semblait, en feuilletant ces magnifiques
volumes, entendre la voix de la directrice. “A Léonie d’Orrieuse, premier
prix d’anglais : The Prince and the Pauper de Mark Twain. A Andréa de
Malmont (du côté de ma mère), premier prix d’anglais (encore ?) : Ivanhoe
de Walter Scott.” Il y avait des vies de Jeanne d’Arc, des Vingt-mille
lieues sous les Mers, des Tours du Monde en quatre-vingt Jours et
des récits d’explorateurs. Ces ouvrages étaient invariablement gigantesques,
imposant et lourds. Superbement illustrés aussi en gravures sur cuivre. On y
voyait des armures médiévales, des monstres marins et des jeunes filles
éplorées levant les yeux au ciel. « J’attire » comme on dit par ici,
c’est à dire je prends sur l’étagère une édition hors de prix du Général
Dourakine (Jeanne-Eléonore d’Orrieuse, premier prix de français 1911)
ou encore Don Quichote illustré par Gustave Doré et je reviens quarante
ans en arrière. Je m’enchante au lisse contact d’un papier qui
n’a pas vieilli et je m’enivre de sa légère odeur de savon.
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