Dans
les années 70, on m’a souvent encouragé à lire Dernier Étage (The
L-shaped Room) de Lynne Reid Banks. “De quoi s’agit-il ?” demandai-je.
Erreur fatale.
“C’est l’histoire d’une grossesse”
me répondit-on. Je tombai dans le piège ultra classique consistant à juger d’un
roman d’après le sujet et non d’après le style. Non, vraiment : je n’avais
pas d’avantage envie de lire l’histoire d’une grossesse que de regarder sécher
de la peinture. Vingt ans plus tard, je l’ai enfin lu et j’ai compris, une fois
de plus (mais rien ne dit que je ne retomberai pas encore dans le piège) que le
sujet d’un roman n’a aucune importance. Seule compte, la façon dont il est
traité. Dernier Étage est un chef-d’œuvre qui se dévore de la première à la dernière
ligne. Quand les éditeurs et agents littéraires arrêteront-ils de demander aux
écrivains de leur soumettre des synopsis ? Quand comprendront-ils que cela
ne veut RIEN dire.
En tous
cas, lorsqu’on m’a indiqué que le sujet de La nouvelle Vie de
Sophie était l’histoire
d’un veuvage, j’étais fermement décidé à ne pas tomber dans le même
piège. Bien m’en a
pris. Oui, c’est l’histoire d’un
veuvage, mais traité avec un humour sous-jacent constant, basé sur l’autodérision. Je l’ai lu en anglais. Le style est simple (mais tous ceux qui ont essayé d’écrire savent à quel point il n’est pas simple d’acquérir un style simple). Il est
frais, ce style, naïf au meilleur sens du terme comme celui des grands
peintres naïfs ; il est enlevé et attachant.
Lolly Winston a eu la bonne idée, ou tout simplement le talent,
d’introduire des sous intrigues. Bien des écrivains (français, malheureusement)
se seraient gratté le nombril pendant 300 pages, ne nous épargnant rien des
plus fugaces et subtiles variations de leurs états d’âme.
Certes, on suit avec
intérêt l’évolution psychologique de Sophie. Le roman est d’ailleurs divisé en
sections intitulées : Déni, Colère, Déprime, Désir, Acceptation, Actions
de Grâces. Mais Sophie n’est pas le seul personnage. Elle est entourée d’êtres
vivants, bien en chair : Ruth, la meilleure amie dont la vie subit des
hauts et bas ; Marion, sa mère, qui sombre dans la maladie
d’Alzheimer ; Crystal, l’ado mal-aimée, maso et déjantée que Sophie
apprivoise comme on le ferait d’un animal sauvage ; et enfin Drew, le bel
acteur qui tombe amoureux de Sophie… mais lui est infidèle. Tout ce monde
souffre, rit, se soutient, se tire dans les pattes, se réconcilie ; bref
tout ce monde-là vit. Nous, lecteurs, nous vivons avec lui. La scène
d’ouverture de la pâtisserie vaut un épisode des Marx Brothers. Julia Roberts a
acquis les droits cinématographiques. Je croise les doigts en espérant qu’elle
trouvera un metteur en scène à la hauteur car cette ouverture de la pâtisserie
pourrait devenir l’un des moments cultes du cinéma.
L’action se situe dans une petite ville de l’Oregon où il pleut beaucoup
et souvent ; une petite ville où il ne se passe jamais rien. Les Européens
imaginent volontiers la vie à l’américaine comme étant ponctuée de meurtres et
de coups de feu. En dehors de ce que nous appellerions hypocritement les
quartiers « sensibles » la vie de l’Américain moyen, dans un cadre
ordinaire, est le plus souvent paisible. Dans les petites villes, les gens
laissent fréquemment la porte de leur maison ouverte en allant faire des
courses. Le souci principal est de vivre en famille avec époux ou épouse,
enfants, chat et chien. Lolly Winston recrée superbement l’atmosphère de la
petite ville américaine, un cadre où beaucoup d’ados s’ennuient et ne pensent
qu’à partir pour les grandes villes, mais où il est également possible, comme
pour Sophie, de retrouver une certaine paix et un certain équilibre intérieur après
(dans son cas) la vie trépidante d’une carrière de cadre dans la Silicone
Valley.
Je
voudrais terminer en déplorant l’inanité
du titre français. En anglais, le roman s’intitule :
Sophie’s Bakery for the
Broken-hearted . Flânant
dans une librairie au milieu de centaines d’autres bouquins, bien des clients potentiels auraient été ‘interpellés’
(comme on dit aujourd’hui)
par un titre tel que La Pâtisserie des Cœurs brisés. Ils auraient voulu
en savoir davantage. Mais La nouvelle Vie de Sophie ? Franchement,
tout le monde s’en
contrefiche et c’est bien dommage !
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