Quand ma mère
est morte, j’ai pensé “Pauvre Vieille !”
Elle avait perdu son père à l’âge de six ans. Sa propre mère étant
devenue pratiquement catatonique, c’est elle qui a élevé son frère, qui avait
quatre ans à l’époque, et sa sœur qui en avait deux. Elle n’est allée à l’école
que pendant quelques semaines, s’est instruite elle-même mais, avec tout le
reste de sa classe, a raté son Certificat d’étude avec zéro en dictée.
L’examinateur venait de Provence et les enfants n’ont pas compris un traître
mot de ce qu’il racontait. Zéro pour tout le monde ! Personne, enfants,
parents ou enseignants n’a osé protester. Telle était à l’époque – et telle est
encore – la mesquine mais impitoyable tyrannie des esprits faibles à qui l’on
donne un peu d’autorité. Les millions de soldats tombés pendant la guerre de
14/18 en avaient subi l’ultime conséquence.
Elle a voulu rejoindre son père et se suicider en arrêtant
de manger mais fut sauvée par la gentillesse d’une gamine de son âge.
Ce qui aurait
pu se transformer en rébellion active et fructueuse fut récupéré par une
religion despotique, omniprésente et oppressante. Ma mère rejeta deux
prétendants sympathiques, deux frères qui lui firent la cour l’un après l’autre
et qui, tous deux, réussirent fort bien dans la vie. Là encore, je blâme
l’emprise d’un catholicisme qui ne permettait aucune intimité entre les jeunes.
Ceux qui, sans pour cela renier leurs attaches spirituelles et culturelles,
avaient l’intelligence de prendre leur distance avec toutes ces bondieuseries, échappaient aux frustrations, aux refoulements et aux névroses. Les autres…
Dans ces
circonstances, était-il vraiment possible pour une jeune femme de tomber
sincèrement et véritablement amoureuse ? Comme le héron de la fable, et
après avoir rejeté la carpe et le brochet, elle se contenta d’un escargot. Mes
parents ne s’aimaient pas. A la longue, une certaine affection se créa entre
eux mais ma mère n’avait pas la moindre idée de ce que peut être un amour
passionné, amour qu’en bonne Catholique elle avait d’ailleurs appris à mépriser
totalement.
Enfant puis jeune femme ballottée par le deuil, la pauvreté
et la religion, elle fut une mauvaise mère, ne sachant que juger et critiquer.
Je me suis parfois cru sa cible préférée mais personne, en fait, ne trouvait
grâce à ses yeux. Peu avant sa mort, et alors que je lui racontais un repas que
j’avais pris au restaurant avec des amis, elle trouvait encore le moyen de
désapprouver le choix du restaurant, la personnalité de mes amis, l’entrée, le
plat principal, la sélection de légumes, le dessert etc… Intérieurement, j’en
riais mais, plus intérieurement encore, j’en pleurais car c’est comme cela
qu’elle m’avait “élevé”, trouvant toujours tout mal, inexorablement, sans
pitié, sans répit.
Quelle vie gâchée ! Quand elle est morte, j’ai pensé
“Pauvre Vieille !” En fin de compte, je lui ai tout pardonné car c’était
une victime beaucoup plus qu’une tortionnaire. Prenant inconsciemment exemple
sur elle, il m'est arrivé de tomber dans le travers consistant à critiquer
sans vrai motif ma femme et ma fille… et maintenant j’en ai tellement honte !
Les pères (en ce cas précis les mères et les grand-mères) mangent des raisins
verts et ce sont les fils et les petit-fils qui ont mal aux dents.
Et l’escargot dans tout cela ? A lui aussi, j’ai
pardonné. Sa mère ne l’avait pas aimé. Il avait été élevé dans l’idée
obsessionnelle qu’il faut se débrouiller pour survivre. C’est vrai, à condition
que cela ne devienne pas une maladie, et surtout que cela ne vous transforme pas
en un irrémédiable égocentrique. Il fut veuf d’une femme qu’il avait vraiment
aimée, puis prisonnier de guerre de 1940 à 45. Il s’est battu, battu, battu
contre la vie mais il y a laissé son âme.
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