Jérome Carcopino disait que
l’on n’écrit – et ne récrit – que deux
récits : L’Illiade et L’Odyssée. Le combat et le voyage.
Combat et voyage qui peuvent, bien sûr, être intérieurs et le sont de plus en
plus souvent dans les romans modernes, c’est à dire depuis le dix-septième
siècle.
Laissant le théâtre de côté,
je mettrais la borne de départ à La Princesse de Clèves, combat
intérieur s’il en fut jamais.
Dans Cold Mountain,
(titre français : Retour à Cold Mountain) Charles Frazier a
volontairement, et en toute connaissance de cause, repris et remanié le thème
de L’Odyssée. Un soldat de la guerre civile américaine rentre chez lui.
Voilà, c’est tout ! Mais, bien sûr, le voyage est à la fois extérieur et
intérieur.
C’est un roman lent, très
lent et il se peut que cela décourage certains.
On dit souvent que les techniques
audio-visuelles contemporaines
dispensent les romanciers de décrire. On pense à Balzac ou Zola qui se
lançaient dans des descriptions détaillées, parfois un peu longues en ce qui
nous concerne. Il est vrai que, grâce au cinéma et à la télévision, nous avons
une idée assez précise de notre cadre et de celui des autres. Rien ne remplace
l’expérience personnelle mais, sans bouger de chez soi, on possède une assez bonne idée de ce que peuvent être une
rivière tropicale grouillant de crocodiles, une orangeraie en Floride ou la
naissance d’un veau dans une étable. Au XIX° siècle, les descriptions
détaillées créaient un certain exotisme, et donnaient au lecteur un sentiment
d’évasion.
Il n’en a pas toujours été
ainsi pourtant, et des romans dénués de toute description, comme, précisément, La Princesse de
Clèves, arrivent très bien à dépayser et à faire rêver. Si, au lieu de tout
décrire minutieusement, l’auteur parle d’une belle femme, d’un splendide
château et d’habits magnifiques, le lecteur imprime sur l’intrigue sa propre
conception d’une belle femme, d’un splendide château ou d’habits magnifiques.
On ne lui impose presque rien. C’est en grande partie à cause de cela que les
adaptations cinématographiques de romans déçoivent le plus souvent : elles
brisent notre rêve. On sait que dans sa loge, à l’opéra, Jules Verne tournait
le dos à la scène car, disait-il, ce qu’il imaginait était tellement plus beau
que ce que l’on pouvait voir !
Cold Mountain c’est un retour majeur à la
description avec un grand “D”. Charles Frazier veut, lui aussi, nous dépayser
et nous nourrir d’exotisme mais ce n’est pas un exotisme géographique. C’est un
exotisme temporel. L’histoire se passe vers la fin de la guerre civile
américaine, plus connue en France sous le nom de Guerre de Sécession. Elle
commence en décembre 1862 sur le champ de bataille de Frederiksberg où le
personnage principal, Inman, est blessé au cou.
Le récit avance, recule,
s’arrête, médite, digresse… C’est un voyage plein de méandres dans un monde
intérieur qui n’est pas sans rappeler celui de Marcel Proust mais les
obsessions, naturellement, sont tout à fait différentes. Charles Frazier essaie
d’atteindre l’essentiel par le truchement de la description mais aussi par
celui de ses échos psychologiques. Un exemple : Inman voit des grains de
café moulu qui tourbillonnent au fond de sa tasse mais, en même temps,
“Au-dessus du dôme du
capitole, un cercle de vautours louvoyait dans le ciel couleur huître, les
longues plumes écartées du bout de leurs ailes étant à peine visibles, ailes
qui ne battaient pas mais qui, néanmoins, faisaient monter graduellement les
oiseaux dans une colonne d’air chaud en cercles de plus en plus élevés jusqu’à
ce qu’ils ne soient plus que de minuscules taches sombres.”
Nous avons là, typiquement,
une phrase très longue qui, en établissant un parallèle entre les vautours et
les particules de café au fond de la tasse, évoque une unité mystérieuse entre
toutes choses, grandes et petites. Elle déclanche aussi une autre unité :
celle d’Inman avec le lecteur et avec le rêve qui consiste à s’élever, à
s’échapper et à retourner vers un monde meilleur.
Tout n’est pas aussi
bucolique, loin de là. Après la victoire sudiste de Frederiksberg, Inman se
promène parmi les morts et les blessés sur un champ de bataille illuminé par
une aurore boréale.
“Certains murmuraient le nom
de la femme qu’ils aimaient. Il y en avait même un qui appelait son
chien ! Une silhouette si couverte de blessures qu’elle ressemblait à de
la viande hachée essaya de se lever mais n’y parvint pas. Elle retomba et,
tournant lentement sa tête aux orbites sans regard, appela Inman.”
Le fait que l’action se
passe au XIX° siècle a peut-être aidé Frazier à employer une langue qui ne
singe en rien le style de cette époque-là, mais en conserve la rigueur et la
volonté de perfection. J’ai mentionné Proust. Il faudrait ajouter Flaubert,
Maupassant et le Thomas Hardy du Mayor of Casterbridge. Un commentateur
de la BBC a bien
résumé le sentiment général quand il a dit : “C’est avec une immense admiration
et une pointe de jalousie qu’il nous faut admettre que le roman de langue
anglaise le mieux écrit de la fin du XX° siècle nous vient… d’un
Américain !”
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire