Trois jours avec... nous l'appellerons Carl. Trois jours où
j’ai dû admettre que nous avons tous, la possibilité de commettre un meurtre.
Carl est maso. Ayant accepté de devenir parrain au baptême d’un bébé né chez un
couple d’amis, il donne maintenant la majeure partie de sa pension d’enseignant
pour permettre à cet enfant de faire des études de médecine. Pourtant, il a eu
une enfance heureuse. Il aimait ses parents et ses parents l’aimaient. Alors,
pourquoi est-il encore vierge? Il le sera toujours,
évidemment. Pourquoi est-il toujours aussi nul en dessin après avoir suivi des
cours du soir pendant trois ans ? Pourquoi marmonne-t-il sans arrêt,
exprimant vocalement la moindre de ses pensées, lisant les panneaux
publicitaires, la signalisation routière et les enseignes de commerçants comme
un gamin de six ans, tout fier de savoir lire ? Pourquoi lui est-il
pratiquement impossible de prendre la moindre décision pratique dans sa
vie de tous les jours ? Il possède quand même la lucidité de se considérer
comme un raté mais alors, pourquoi n’essaie-t-il pas de s’en sortir ?
Il n’a pas la télé. Ce n’est pas un
crime. Cependant, pour quelqu’un qui suit des cours de dessin, on pourrait
penser qu’il serait sensible à l’extraordinaire talent visuel dont font preuve
les grands réalisateurs de cinéma. Il n’en est rien. Pour lui, les plus
émouvants chefs-d’œuvre du septième art ne sont, comme au temps des frères
Lumière et de “L’arroseur arrosé” qu’un amusement de foire. Il n’en saisit ni
la beauté ni la complexité technique.
Voilà pourtant quelqu’un qui possède une
culture immense. On peut lui parler peinture, littérature, musique de tous les
temps et de tous les pays, il connaît. Une amie est venue en coup de vent pour
me demander si je pouvais l’aider à rédiger sa thèse sur Italo Calvino. J’ai
dit « non ». La littérature italienne n’est pas mon fort. Carl a
bondi comme un ressort : “Oui, bien sûr, montre-moi ton plan et ce que tu
as fait. Sous quel angle vas-tu l’aborder ?” etc. Au début, c’est à dire
quand j’ai rencontré Carl dans les années 70, je restais baba. Maintenant, j’ai
l’habitude. C’est un génie mais aussi un bonzaï : une plante torturée qui
ne s’est jamais épanouie. Je suis triste pour lui car je l’aime bien, au fond.
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