vendredi 3 janvier 2025

Kenitra

 Kenitra

Kenitra

Longues plages désertes léchées par Atlantique. Restes de villas ayant appartenues à des Français avant l'indépendance. Baignades interdites, non par décret municipal ou autre, mais simplement parce que cette belle plage est, en fait, très dangereuse. Il y a des lames de fond et de traîtres rouleaux qui entraînent les imprudents vers leur dernière demeure, demeure liquide en l’occurrence.

Mémoire et souvenirs sont des phénomènes aussi mystérieux que les lames de fond. Ce sont des images qui commencent floues puis deviennent un peu plus nettes. En voici quelques-unes, pêle-mêle.

1 : Anita. Elle était grande, mince et belle. Son père travaillait pour le consulat portugais. Elle ne parlait ni le français ni l'anglais. Je ne parlais pas le portugais. Jamais histoire d'amour ne fut plus silencieuse. Je nous revois, assis sur une dune. Anita, pieds nus dans des sandales, portait généralement un chemisier vert et des pantalons blancs. Pour elle, c'était presque un uniforme. Elle empruntait la camionnette du consulat et apportait un pique-nique. Une fois, ce fut un pique-nique vraiment mémorable : fines tartines de pain de seigle sur lesquelles nous étendions du caviar. Anita n'avait pas oublié le champagne, gardé au frais dans une mini-glacière. Pour moi, issu d'une famille modeste, caviar et champagne étaient une découverte. Comme dessert, de juteuses grappes de raisin blanc. Comme second dessert, les succulentes lèvres d'Anita. Nous mourrions d'envie d'aller plus loin mais sans la moindre possibilité de nous cacher, nous restions désespérément chastes. Belles et tristes rencontres...

2. Gordon. A la tour de contrôle, je travaillais souvent avec Gordon, un fort sympathique Américain qui  venait de Ogden, Utah. Et, de même que pour les Américains la France c'est Paris, Utah, pour les Français égale Salt Lake City. Ogen a tout de même près de 100,000 habitants ! La ville est située dans un cadre montagneux magnifique. Quand le trafic aérien nous donnait le temps de bavarder, Gordon et moi bavardions. Il mettait souvent de la musique 'country' dans la tour. C'était une découverte en ce qui me concerne et j'en ai gardé le goût. Mais c'est surtout la musique classique qui nous a rapprochés. Bien peu d'Américains avaient conscience qu'elle existât mais chez les Mormons, l'orgue et les chœurs du Tabernacle avaient habitué la population à certains aspects de musique classique. Un jour, Gordon et moi parlions des cinq concertos pour violon de Mozart quand il me demanda à brûle pourpoint : "Es-tu homosexuel ?" Je ne le suis ni ne l'étais mais je voulus savoir pourquoi il me posait la question. Gordon était fort embarrassé et me demanda plusieurs fois de lui pardonner. Il m'expliqua que j'étais quelqu'un d'assez calme, en général, que j'avais un diplôme universitaire en littérature française, que je n'allais pas me saoûler tous les vendredis soirs et que je ne déguelais pas sur le trottoir en revenant d’un bar mal famé à quatre heures du matin. Pour beaucoup d'Américains, j'exhibais par là tous les signes de l'homosexualité. Je demandai alors à Gordon si lui, il était homo. Non. Pour se faire pardonner, dit-il, il m'invitait à déjeuner au meilleur hôtel de Kenitra un jour où ni lui ni moi ne serions de service. Ce qui fut dit fut fait. On nous servit en entrée des cassolettes de gratin d'huîtres. Un délice ! Moment inoubliable entre amis.

3. L'église. Agnostique, je ne vais pas à l'église pour assister aux offices, mais j'y vais si l’on y donne un récital d'orgue. L'un de mes amis dans l'Aéronavale s'appelait Julien Lessen. Ce nom de famille aux résonances anglaises ne l'empêchait pas d'être breton depuis plusieurs générations, depuis l'époque, probablement, où la Bretagne s'était offert le luxe d'une guerre civile en parallèle avec la Guerre de Cent ans. Julien Lessen jouait merveilleusement bien de l'orgue. Nous allions à l'église de Kénitra. Il jouait. J'écoutais. Cette église existe-t-elle encore ?  En 1960, il n'y avait encore ni Al Qaeda, ni Isis, ni Hamas, ni Hesbollah. Cela aurait pu continuer indéfiniment mais Allah déteste les Juifs et les Chrétiens, lit-on dans le Coran. Pour obéir à Allah, certains musulmans ont décidé d'en faire autant puis de passer de la détestation à la persécution et au terrorisme. 

Cette année-là, l'église de Kénitra avait organisé une kermesse. Avec deux ou trois amis, j'avais organisé un stand de massacre : on devait envoyer une balle de tennis vers une rangée de portraits sur contreplaqué qui représentaient les officiers de la base aéronavale. Gros succès. Un Marocain, saoul comme une bourrique et buvant à même une bouteille de cognac, commença à hurler tout en agitant sa bouteille sous le nez des femmes et jeunes filles. "Il faudrait peut-être appeler la Police" suggérai-je. "Oh, malheureux, ne fais pas ça !" me dit le curé de la paroisse : "Ils vont le tabasser !" Trop tard. Quelqu'un nous avait devancés. Je vis deux policiers agripper l'ivrogne et le rouer de coups. Le sang giclait de son visage. La foule devint silencieuse. L'ivrogne fut entraîné hors de la fête. Nous nous sentions coupables.

 

 

 

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