mercredi 29 janvier 2025

Kenitra III

3. L'église. Agnostique, je ne vais pas à l'église pour assister aux offices, mais j'y vais si on y donne un récital d'orgue. L'un de mes amis dans l'Aéronavale s'appelait Julien Lessen. Ce nom de famille aux résonances anglaises ne l'empêchait pas d'être breton depuis plusieurs générations, depuis l'époque, probablement, où la Bretagne s'était offert le luxe d'une guerre civile en parallèle avec la Guerre de Cent ans. Julien jouait merveilleusement bien de l'orgue. Nous allions à l'église de Kénitra. Il jouait. J'écoutais.  

Cette année-là, l'église avait organisé une kermesse. Avec deux ou trois amis, j'avais monté un stand de massacre : on devait envoyer une balle de tennis vers une rangée de portraits en contreplaqué qui représentaient les officiers de la base aéronavale. Gros succès. Un Marocain, saoul comme une bourrique et buvant à même la bouteille, commença à hurler tout en agitant sa moustache sous le nez des femmes et des jeunes filles. "Il faudrait peut-être appeler la Police" suggérai-je. "Oh, malheureux, ne fais pas ça !" me dit le curé de la paroisse : "Ils vont le tabasser !" Trop tard. Quelqu'un nous avait devancés. Je vis deux policiers agripper l'ivrogne et le rouer de coups. Le sang giclait de son visage. La foule devint silencieuse. L'ivrogne fut entraîné hors de la fête. Nous nous sentions coupables.

 

lundi 27 janvier 2025

Kenitra II

 

2. Gordon. A la tour de contrôle, je travaillais souvent avec Gordon, un fort sympathique Américain qui  venait de Ogden, Utah. Et, de même que pour les Américains la France c'est Paris, Utah, pour les Français, égale Salt Lake City. Ogen a tout de même près de 100.000 habitants ! La ville est située dans un cadre montagneux magnifique. Quand le trafic aérien nous donnait le temps de bavarder, Gordon et moi bavardions. Il mettait souvent de la musique 'country' dans la tour. C'était une découverte en ce qui me concerne et j'en ai gardé le goût. Mais c'est surtout la musique classique qui nous a rapprochés. Bien peu d'Américains avaient conscience qu'elle existât mais, chez les Mormons, l'orgue et les chœurs du Tabernacle avaient habitué la population à certains aspects de musique classique. Un jour, Gordon et moi parlions des cinq concertos pour violon de Mozart quand il me demanda à brûle pourpoint : "Es-tu homosexuel ?" Je ne le suis ni ne l'étais mais je voulus savoir pourquoi il me posait la question. Gordon était fort embarrassé et me demanda plusieurs fois de lui pardonner. Il m'expliqua que j'étais quelqu'un d'assez calme, que j'avais un diplôme universitaire en littérature française, que je n'allais pas me saoûler tous les vendredis soirs et que je ne déguelais pas sur le trottoir en revenant d’un bar mal famé à quatre heures du matin. Pour beaucoup d'Américains, j'exhibais par là tous les signes de l'homosexualité. Je demandai alors à Gordon si lui, il était homo. Non. Pour se faire pardonner, dit-il, il m'invita à déjeuner au meilleur hôtel de Kenitra un jour où ni lui ni moi n’étions de service. Ce qui fut dit fut fait. On nous servit en entrée des cassolettes de gratin d'huîtres. Un délice ! Moment inoubliable entre amis.

lundi 20 janvier 2025

Ennuivers

Ennuivers

L'univers s'ennuyait.

Alors, il décida de créer la vie.

Ce ne fut pas un succès : les animaux se battaient et se bouffaient entre eux.

L'univers se dit que les choses iraient mieux si une seule espèce, en l'occurence l'espèce humaine, possédait la faculté de se souvenir du passé et de faire des projets pour l'avenir. C'est ce qu'on appelle la conceptualisation.

Ce fut encore pire. Les hommes se haïrent, se méprisèrent, se battirent et, pire que tout, s'infligèrent les pires tortures les uns aux autres.

L'univers est perplexe. Il se gratte la tête. Faut-il tout détruire pour recommencer à zéro ?

Recommencer ? Ah non, alors ! Mieux vaut s'ennuyer.