samedi 26 octobre 2024

Petite enfance


L'endroit où j'ai passé ma petite enfance a été alloué à la consruction d'un supermarché, Je ressens cela comme un viol bien que je n'en aie absolument pas le droit. Les premiers chapitres de la vie ont une influence sur la vie entière.
Cet endroit, je le décris avec amour dans le premier chapitre de La Caresse du Serpent :


On dit qu’à une époque fort reculée, Batz-sur-Mer était une île. Encore maintenant, seuls quelques bancs de sable rassemblés de part et d’autre d’une route goudronnée, le relient au Croisic et au Pouliguen. Des marais salants, abandonnés depuis longtemps, étalent, vers le Nord et vers l’Est, leurs quadrillages envahis d’herbe rouge où le vent de mer éparpille des odeurs de plantes grasses et de boue, et que survolent incessamment les cris nus des pluviers. Batz-sur-Mer conserve néanmoins l’atmosphère d’une île. On a l’impression que chaque partie de la ville est soudée à un tout bien homogène. Comme dans un village, on peut participer à la vie de village si on le souhaite ou bien, au contraire, on peut, comme dans une ville, se laisser aller à rêver, à se sentir détaché de tout, insaisissable...
Sur la place de l’église où la paisible sonnerie des heures pourrait donner l’impression qu’on est retourné cent ans en arrière, de vieilles dames aux larges hanches progressent avec toute l’élégance d’une coccinelle qui n’a pas réussi à refermer complètement ses élytres. Dans l’église elle-même, avec son chœur déjeté sur la gauche (comme la tête du Christ sur la croix, paraît-il) brille et respire un monstre sacré, dégoulinant de sculptures rococo : un orgue si ancien que Jean-Sébastien Bach lui-même aurait pu en jouer s’il avait seulement su que Batz-sur-Mer existait.
Sur un côté de cette place de l’église, se dresse, entre autres, une bâtisse grise, étroite et tout en hauteur, comme un mirage, avec une boutique de photographe au rez-de-chaussée, et moi, Donatien, je suis né au premier étage de cette maison qui sentait le gaz de ville et les produits chimiques. Nous n’y restâmes pas très longtemps. Un an plus tard, nous déménagions vers Ker Star.
Douillettement niché au fond d’un jardin, Ker Star, encore de nos jours, fait clignoter ses fenêtres étroites entre de hautes plantes en fleurs. La cour sableuse lance ses allées jaunes en trois directions : l’une vers le portail en fer forgé du jardin, une autre vers le poulailler et ses orgies de volubilis, et la troisième vers la sombre verdure d’un parc.
Près de la porte de la cuisine dormait un vieux lavoir désaffecté où l’eau de pluie s’était accumulée, et dont les parois intérieures étaient recouvertes d’un doux velours verdâtre. Plus d’un objet, placé maladroitement sur le rebord, avait terminé sa carrière dans une sorte de cimetière sous-marin en miniature. Je me perdais souvent dans la contemplation de cette collection mélancolique qui, un mètre sous l’eau, prenait peu à peu des airs de trésors archéologiques. Ma mère refusait d’aller les repêcher. Elle m’avait défendu de jouer près du lavoir, et elle pensait que le spectacle de ces épaves qui, elles aussi, tournaient lentement au vert, me rappellerait à mon devoir. Parmi les symboles de ma désobéissance, il y avait, en particulier, une poupée en caoutchouc, couchée sur le dos. De faibles rides de lumière froide et silencieuse, comme appartenant à un autre monde, palpitaient sur les tons de plus en plus cadavériques de ce visage au regard bleu et au sourire rigide. Avec un mélange troublant de tristesse et de sadisme, je me laissais hypnotiser par cette petite fille artificielle, incapable que j’étais alors de comprendre pourquoi je découvrais de la beauté dans la perte d’un jouet que j’avais tant aimé.
Je jouissais de l’humidité qui, par capillarité, remontait le long des parois de pierre, et ce faisant, attirait les abeilles et les papillons. Elle me donnait soif, à moi aussi. Enivrée par l’odeur d’herbe humide et de sable, je me penchais jusqu’à ce que le bout de mon nez touchât la surface de cette émeraude liquide, mais je n’en buvais pas. Me dirigeant alors vers la cuisine, j’allais y quémander un verre tiré au robinet.
Le jardin était tout un monde. D’énormes chenilles, engoncées dans leur manteau de fourrure noire à points rouges, se dépêchaient majestueusement d’une giroflée à l’autre. Des bourdons blancs ou bruns s’enfonçaient avec détermination dans les gueules-de-loup et en ressortaient à reculons avec toute la suffisance d’un gros monsieur expulsé d’un compartiment de première classe. Ils se retournaient alors, recouvraient leur dignité et s’envolaient lourdement vers une autre gueule-de-loup.
Le poulailler, où des Bresse et des Sussex roucoulaient paisiblement, ressemblait à une grande volière ombragée de volubilis. Nous n’y avions que cinq poules. Par temps chaud, elles sommeillaient dans leurs trous de poussière, paupières mi-closes, et donnant le spectacle d’un bonheur sans mélange. On ne les tuait jamais. Nous étions trop pauvres pour cela. À cette époque, la viande de poulet était un luxe. Je n’ai pas dû y goûter avant d’avoir atteint l’âge de dix ans. La raison d’être de ces poules était strictement de nous donner des œufs. Elles en avaient acquis un rang bien au-dessus de leur condition normale. On leur donnait des noms. On leur parlait. Dès qu’elles nous entendaient, elles accouraient, juste au cas où nous leur eussions apporté quelques restes : arêtes de poisson, pelures de fruits et légumes, feuilles de salade ternies, nouilles froides, bouts de couenne ; leur régime était des plus variés. On y suppléait avec des vers de terre ou des escargots écrasés. L’une d’elles attrapait, parfois au vol, l’infortuné gastropode, et poursuivie par les quatre autres, se lançait dans une course effrénée. Harcelée sans relâche, elle se faisait chiper sa proie et tout le monde repartait dans la direction opposée, ce qui me faisait rire aux larmes. La gagnante finissait par avaler sa récompense avec de grands effets de col sous le regard à la fois admiratif et résigné des autres poules qui, la tête penchée sur le côté, attendaient qu’elle ait complètement achevé sa déglutition avant de reprendre leur sieste.
Elles nous récompensaient de ce traitement royal en nous pondant des œufs d’une taille imposante, des œufs aux tons de chair sensuelle, parfois agrémentée de taches de rousseur. Ma grand-mère et moi allions les ramasser tous les après-midi vers cinq heures. Elle me laissait en ramener un. Quand il était fraîchement pondu, il transmettait à mes paumes maladroites un peu de sa chaleur et de son parfum de plumes et de paille. Il fallait faire bien attention où l’on marchait afin d’éviter les crottes. En dépit de l’horreur que m’inspiraient (et que m’inspirent toujours) les matières fécales, je ne pouvais m’empêcher d’admirer la beauté de certaines de ces petites volutes que la Nature avait ornées de brillantes taches multicolores. Je n’ai jamais cassé un seul œuf, mais j’avais souvent moins de chance avec les crottes qui s’accrochaient à mes sandales, donnant ainsi à ma mère le plaisir de se lancer, une fois de plus, dans l’un de ses interminables sermons. 

   
C’est ma grand-mère, en fait, qui s’est vraiment occupée de ma petite enfance. Les deux femmes appartenaient à un monde qui n’est plus le nôtre : un mélange de semi-illettrisme et d’inébranlables croyances religieuses. Ce mélange pouvait produire des résultats bien différents. Dans le cas de ma grand-mère, on lui devait la compréhension, l’affection et la tolérance. Dans celui de ma mère : la raideur, l’étroitesse d’esprit et un besoin constant de critiquer.

Amour de la Nature ? Détestation des religions ? Dois-je tout cela à ces premières années, à cet éveil de la conceptualisation ?


samedi 27 juillet 2024

 

Guy de Maupassant est un auteur cruel. C’est l’auteur des vies ratées. La Parure, Une Vie, sont des récits déchirants car ils insistent sur le fait que notre seule et unique vie, ou du moins la seule dont nous ayons conscience, puisse être déterminée par une erreur de jeunesse ou la méchanceté de quelqu’un d’autre.

L’héroïne de La Parure n’est pas victime des circonstances : elle est victime de sa vanité ; une vanité purement gratuite. Elle a pris un risque pour rien car elle ne recherchait ni gain d’argent ni conquête sentimentale. Loi des conséquences : elle en a souffert toute sa vie. Son mari aussi.

L’héroïne de Une Vie souffre de l’égoïsme implacable de son père, puis de son mari et enfin de son fils.

Si l’on pouvait faire parler au hasard ces visages fermés et douloureux que l’on croise dans la rue, combien de vies brisées découvrirait-on ? Combien l’ont été par leur faute et combien par la faute des autres ?

Ma vie n’a pas été brisée. Elle a simplement été abîmée par les convictions religieuses de ma famille. Ce n’est pas la même chose. J’ai échappé à bien des accidents, bien des malchances qui auraient pu se révéler fatales. En Occident, certains parleraient de protection divine. En Orient on dirait Karma, c’est à dire l’ensemble des bénéfices et dettes accumulées lors de vies antérieures.

vendredi 29 septembre 2023

 

Note de lecture :
 
LE NOM DE LA ROSE d’Umberto Eco. 
 
Un livre difficile. Il faut s’accrocher. J’imagine facilement que si un auteur inconnu présentait un manuscrit de ce genre à des éditeurs, il n’arriverait jamais à se faire publier tant il faut, de nos jours, se glisser dans une catégorie bien définie : policier, roman sentimental, espionnage, érotisme etc. Il faut aussi que votre roman ressemble à celui d’un autre auteur qui, lui, se vend bien. Les éditeurs, qui disent tous rechercher des « voix nouvelles » ont, en fait, horreur de la nouveauté et de l’originalité. Alors, ils se rabattent sur une originalité superficielle qui consiste à torturer le style, à obscurcir la compréhension de l’intrigue ou à se gratter le nombril pendant 300 pages. 
 
Si l’on s’accroche, Le Nom de la Rose vous entraîne dans un monde à la fois révolu et fantastique, bien plus fantastique et bien plus fascinant que les histoires de science-fiction ou de ces créatures imaginaires volant de château à château dans quelque variation fantaisiste d’armure médiévale, créatures douées, naturellement, de pouvoirs magiques. 
 
Un monde révolu, certes, mais dont les caractéristiques perdurent dans les âmes des extrémistes religieux ou politiques (même chose, dans les deux cas : même intolérance, même cruauté, mêmes horreurs). Les coupeurs de cheveux en quatre, les tyrans du politiquement correct, les hypocrites et les pervers sont et seront toujours parmi nous. Leurs méthodes et leurs cibles ont changé de nom mais pas de nature. Le monde révolu que nous décrit Umberto Eco est donc, paradoxalement, à la fois éternel et universel. C’est d'illeurs à cette universalité que l’on reconnaît les chefs-d’œuvre. 
 
On pardonne alors aux longueurs. Il y en a. Il faut le dire. Umberto insiste lourdement pour nous prouver qu’il connaît parfaitement toutes les tendances politiques et religieuses de l’époque, y compris les plus obscures et les plus éphémères. Mais on lui pardonne… vraiment.

mardi 5 septembre 2023

Le panier

 

J'ai toujours entendu dire qu'il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Je ne suis plus d'accord, et il y a longtemps que j'aurais dû changer d'avis. Je pense maintenant que si l'on veut faire du bon travail il faut, au contraire, et au risque de tout perdre, favoriser cet aspect de notre nature qui tranche sur les autres.
Les champions olympiques nous donnent l'exemple. On les voit mal dispersant leurs efforts. Mettre tous ses œufs dans le même panier, c'est la possibilité (ou même la probabilité) de l'échec, mais les mettre dans plusieurs paniers c'en est la certitude. Quelle est l'attitude la plus noble à nos propres yeux ?

vendredi 1 septembre 2023

 

Notre corps est un agencement compliqué mais éminemment éphémère, un peu comme ces petits tourbillons de poussière qui se forment parfois sur les chemins de terre, se déplacent de quelques mètres puis s’effondrent. La poussière existait avant eux, elle existe encore après eux. Ils sont éternels dans leur substance mais éphémères dans leur forme.

samedi 19 août 2023

Blue Bird of Happiness

 

Blue Bird of happiness



The bluebird of happiness is a symbol adopted by many Amerindian tribes, although they like the term “nation”instead of tribe. It is to this day the bird of Arizona.



To me, the bluebird of happiness symbolizes the discovery of the Deep South.



Before going to Arkansas, I had spent 10 years in other parts of the States, first in Pennsylvania, then In New York. I had enjoyed places like Black Waterfalls State Park, the Taconic Parkway, and drives through New England (especially in Autumn) with fond memories of climbing Mount Washington, roaming through Acadia National Park and admiring Niagara Falls. 



I neither loved nor hated the States. It was nice but Bigger cars and fridges do not go very far in improving the quality of life. On the downside, and as anywhere in that coutry, the feeling that a major surgical operation could wipe out your life savings within 24 h does not help. Medical insurance companies will not cover everything and will try their worst in page after page of small print in order to avoid honoring your claims. The average American does not obsess about it, but this menace is lodged in the back of his mind like a looming black cloud. It would be interesting to find out through an independent sociological survey if this silent fear is (or is not) instrumental in creating the level of pitiless social climbing that is prevalent in a significant part of the American population.



Arkansas was a revelation : that of another America. Yes, doctors, lawyers, dentists, insurance companies, Big Pharma and undertakers revel, as they do elsewhere, in exsanguinating low and middle-income families, but the attitude of the population is usually more relaxed, more fatalistic and more tolerant. A university professor gave me a glass-blown bluebird of happiness as a welcome gift. There is no doubt in my mind that people in the Deep South are, on the whole, happier than those in the greater North-East. 



The countryside was another revelation. Away from agricultural areas, the landscape is one of hills, small mountains and extinct volcanoes. In mesozoic times, these used to be real mountains and real volcanoes. They are covered with forests or wild vegetation and bear an uncanny similarity with France’s central highlands, which is not surprising since they were formed and eroded at the same time.



If the countryside was a revelation by itself, its wildlife was an even more powerful discovery. Birds, insects and mammals are all over the place. The countryside bristles with moles, rabbits, snakes and birds. Deer are a common sight. Butterflies are everywhere, along with bees, bumble bees, grasshoppers and spiders. There are many other forms of wildlife that one does not readily observe :  wild boar and black bears, but also wolves who are very shy and avoid human contact. Bears are omnivorous, yet are more interested in bars of cereal and chocolate that you may carry on your person than in yourself as a potential snack. Ramblers and trekkers will clip a small aluminum saucepan to their belts. You hit the saucepan with a stick, and the bear runs off. They hate that sort of noise. I would not be terribly keen to try this out for myself, but the fact remains that only one person a year is killed by a bear nationwide. 



When I first became aware of this extraordinary wealth of wildlife, I was struck by the thought that France must have been just like that until roughly the middle of the nineteenth century. The countryside that Jean de La Fontaine loved so much and the animals he was so keen to observe must have been almost the same as those in contemporary Arkansas. Suddenly, I was yanked two or three hundred years back in time and felt that I could understand a little better the world of La Fontaine, Buffon or Jacques Audubon. The bluebird of happiness remains a symbol of this revelation. 






 



samedi 29 juillet 2023

 

Je croyais que ce genre de chose était fini, bien fini mais non : ça recommence. Je viens encore de rencontrer quelqu’un qui justifie les horreurs perpétrées dans l'Histoire par les églises, aussi bien catholiques que Protestantes en disant que c'était « la mentalité de l’époque ».

Le Christ, c'est à dire la clef de voûte du christianisme n’a-t-il pas dit « Aimez vos ennemis » ? lui citai-je. « Son enseignement était-il réservé aux contemporains de Tibère ? »

Réponse : « Les hérétiques n’étaient pas des ennemis mais des âmes à racheter ».

À partir de ce moment-là, excusons tous les massacres et toutes les tortures ; la Shoa n’est plus qu’un « accident de l’Histoire » comme disait Le Pen. Après tout, c'était « la mentalité de l'époque » en Allemagne. Au nom de la « nécessité historique », et de la mentalité de l'époque excusons aussi les tortures et les exécutions des dizaines de millions de victimes dont le seul tort résidait dans le fait de n’être pas communiste.