lundi 4 novembre 2024

Le Facteur :

Notre facteur était-il typique des années 50 ? Je ne saurais le dire. En tous cas, le nôtre était typique de la mentalité de l’époque. Nous habitions la deuxième maison à droite en descendant la route du village de Queniquen. Ancienne ferme, elle avait aussi un nom : Ker Bezo. En vieux français, comme en breton, Ker désigne un endroit. C’est plutôt vague, mais ce n’est jamais une maison (maison, en breton = ti). On retrouve ker dans Dunkerke (l’endroit de la dune, Verdun (l’endroit vert) etc. En cherchant un peu, on trouve beaucoup d’autres exemples. En anglais, cela a donné church (église). Quant à Bezo, les habitants de la région pensent que c’est le pendant du français besson, c'est -à -dire jumeaux. Le facteur commençait sa tournée à l’autre bout du village. Nous étions donc en fin de course. J’étais abonné à un hebdomadaire pour enfants intitulé Coeurs Vaillants, publication catholique mais en douceur, sans lavage de cerveau et sans faire de politique. Les communistes s’empressèrent de publier un autre hebdomadaire intitulé Vaillant qui, lui, ne se gênait pas pour orienter les jeunes âmes vers le marxisme. Coeurs Vaillants paraissait en général le mercredi, parfois le jeudi. Ces jours-là, notre facteur s’asseyait carrément sur le pas de la porte, détachait la bande d’adresse, ouvrait la revue et passait ainsi vingt bonnes minutes à lire. Il en était fou. Ma mère n’osait rien dire car il titubait, puait la vinasse et avait la réputation de se mettre facilement en colère.

 

dimanche 3 novembre 2024

Bouilleur de Cru

 Petits métiers (3) : le bouilleur de cru.

 

  • Après Le dernier des Mohicans, on aurait dû écrire Le derniers des Bouilleurs de Cru. Ces personnages, souvent hauts en couleur, embaumaient les campagnes de mystérieux effluves. Pas question de déguster le liquide blanc qui s’écoulait en filet de l’alambic même si certains s’y étaient essayés. Quel village n’a pas sa tête brûlée, son matamore ou son demeuré ? Le bouilleur du Chefresne était à la fois estimé et respecté. Il installait sa charrette loin des regards, derrière une haie. Là, il  offrait le spectacle de fûts, ballons, tubulure et cylindres rutilant d’un cuivre astiqué avec amour. Le Chefresne est en Normandie. La distillation se faisait donc à partir du cidre. Le résultat ? Du Calvados, même si, en fait, nous étions dans la Manche. Les fermiers (et pas simplement les fermiers) de la région mettaient le précieux liquide dans des petits fûts de chêne et l’y laissaient vieillir en cave. C’est ainsi que j’ai eu le privilège de déguster du Calva de cent ans d’âge : du velours ! Pendant l’occupation, il avait fallu faire des prodiges d’invention pour le cacher aux Allemands mais, buveurs de Schnaps, ce n’étaient pas des connaisseurs. On leur donnait du n’importe quoi et ils en redemandaient. Après la libération, le vieux Calva ressortait parfois en petites quantités à l’occasion des mariages. On le savourait alors dans un silence qui en disait long car un commentaire eût gâché la magie du moment.

     

     

vendredi 1 novembre 2024

 

Petits métiers d’antan (2) : Le garde-champêtre

  • Personnage incontournable en son temps, le garde-champêtre n’existe plus. Il a été remplacé par la Police Municipale : uniformes bleus et blancs pour filles et garçons, pimpante Renault Clio aux mêmes couleurs. Le terme ‘municipale’ leur va bien car on ne les voit qu’en ville. Le terme ‘champêtre’ allait bien aussi au garde-champêtre, ce personnage haut en couleur qui arpentait la campagne et les bosquets. Il était armé d’un fusil dont il menaçait les gamins qu’il surprenait faisant l’école buissonnière en leur précisant que les cartouches étaient pleines de gros sel. Sa mission principale était de décourager les braconniers. Le garde-champêtre typique était un ancien gendarme dans la cinquantaine, grosse moustache, grosse voix et moyen bedon. Il faisait aussi office de crieur. Armé d’une clochette, il surgissait soudain de la mairie et, après avoir attiré l’attention des passants, il annonçait mariages, décès, naissances, ainsi que le départ ou l’arrivée d’une famille dans le village ou encore les accidents et incidents de la région. 

mardi 29 octobre 2024

 

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Pendant mon enfance et mon adolescence, les petits métiers disparurent. Il n’en reste plus. Je vais essayer de passer en revue ceux qui s’accrochent à mes souvenirs.

  • Le bedeau. Dans son costume vert aux galons dorés, il en imposait. Pendant les offices, on le repérait à l’entrée de l’église où il montait la garde en tenant une hallebarde qu’il tapait sur les pavés de temps en temps. Ses regards courroucés fusillaient les retardataires et leur donnaient mauvaise conscience. Le reste du temps, le bedeau devenait sacristain. Avant l’arrivée du prêtre, il choisissait les vêtements sacerdotaux et les étalait sur le comptoir de la sacristie. Ces vêtements changeaient selon les saisons, les fêtes religieuses et les services ponctuels : baptêmes, mariages et enterrements. Le rituel était compliqué et il ne fallait pas se tromper. Les enfants de chœur avaient aussi leur uniforme qu’il fallait faire laver de temps en temps. Les fonctions du bedeau n’allaient pas jusqu’à orner les autels de fleurs car c’était la prérogative d’une petite troupe de grenouilles de bénitier qui balayaient aussi le sol et astiquaient les boiseries. Dernière fonction du bedeau : les cloches. Trois fois par jour, il sonnait l’angélus. Il organisait les volontaires qui sonnaient le glas pour les enterrements et lançaient d’optimistes volées de cloches pour les grand-messes et les mariages. Il faisait ainsi chanter et respirer la paroisse. 

samedi 26 octobre 2024

Petite enfance


L'endroit où j'ai passé ma petite enfance a été alloué à la consruction d'un supermarché, Je ressens cela comme un viol bien que je n'en aie absolument pas le droit. Les premiers chapitres de la vie ont une influence sur la vie entière.
Cet endroit, je le décris avec amour dans le premier chapitre de La Caresse du Serpent :


On dit qu’à une époque fort reculée, Batz-sur-Mer était une île. Encore maintenant, seuls quelques bancs de sable rassemblés de part et d’autre d’une route goudronnée, le relient au Croisic et au Pouliguen. Des marais salants, abandonnés depuis longtemps, étalent, vers le Nord et vers l’Est, leurs quadrillages envahis d’herbe rouge où le vent de mer éparpille des odeurs de plantes grasses et de boue, et que survolent incessamment les cris nus des pluviers. Batz-sur-Mer conserve néanmoins l’atmosphère d’une île. On a l’impression que chaque partie de la ville est soudée à un tout bien homogène. Comme dans un village, on peut participer à la vie de village si on le souhaite ou bien, au contraire, on peut, comme dans une ville, se laisser aller à rêver, à se sentir détaché de tout, insaisissable...
Sur la place de l’église où la paisible sonnerie des heures pourrait donner l’impression qu’on est retourné cent ans en arrière, de vieilles dames aux larges hanches progressent avec toute l’élégance d’une coccinelle qui n’a pas réussi à refermer complètement ses élytres. Dans l’église elle-même, avec son chœur déjeté sur la gauche (comme la tête du Christ sur la croix, paraît-il) brille et respire un monstre sacré, dégoulinant de sculptures rococo : un orgue si ancien que Jean-Sébastien Bach lui-même aurait pu en jouer s’il avait seulement su que Batz-sur-Mer existait.
Sur un côté de cette place de l’église, se dresse, entre autres, une bâtisse grise, étroite et tout en hauteur, comme un mirage, avec une boutique de photographe au rez-de-chaussée, et moi, Donatien, je suis né au premier étage de cette maison qui sentait le gaz de ville et les produits chimiques. Nous n’y restâmes pas très longtemps. Un an plus tard, nous déménagions vers Ker Star.
Douillettement niché au fond d’un jardin, Ker Star, encore de nos jours, fait clignoter ses fenêtres étroites entre de hautes plantes en fleurs. La cour sableuse lance ses allées jaunes en trois directions : l’une vers le portail en fer forgé du jardin, une autre vers le poulailler et ses orgies de volubilis, et la troisième vers la sombre verdure d’un parc.
Près de la porte de la cuisine dormait un vieux lavoir désaffecté où l’eau de pluie s’était accumulée, et dont les parois intérieures étaient recouvertes d’un doux velours verdâtre. Plus d’un objet, placé maladroitement sur le rebord, avait terminé sa carrière dans une sorte de cimetière sous-marin en miniature. Je me perdais souvent dans la contemplation de cette collection mélancolique qui, un mètre sous l’eau, prenait peu à peu des airs de trésors archéologiques. Ma mère refusait d’aller les repêcher. Elle m’avait défendu de jouer près du lavoir, et elle pensait que le spectacle de ces épaves qui, elles aussi, tournaient lentement au vert, me rappellerait à mon devoir. Parmi les symboles de ma désobéissance, il y avait, en particulier, une poupée en caoutchouc, couchée sur le dos. De faibles rides de lumière froide et silencieuse, comme appartenant à un autre monde, palpitaient sur les tons de plus en plus cadavériques de ce visage au regard bleu et au sourire rigide. Avec un mélange troublant de tristesse et de sadisme, je me laissais hypnotiser par cette petite fille artificielle, incapable que j’étais alors de comprendre pourquoi je découvrais de la beauté dans la perte d’un jouet que j’avais tant aimé.
Je jouissais de l’humidité qui, par capillarité, remontait le long des parois de pierre, et ce faisant, attirait les abeilles et les papillons. Elle me donnait soif, à moi aussi. Enivrée par l’odeur d’herbe humide et de sable, je me penchais jusqu’à ce que le bout de mon nez touchât la surface de cette émeraude liquide, mais je n’en buvais pas. Me dirigeant alors vers la cuisine, j’allais y quémander un verre tiré au robinet.
Le jardin était tout un monde. D’énormes chenilles, engoncées dans leur manteau de fourrure noire à points rouges, se dépêchaient majestueusement d’une giroflée à l’autre. Des bourdons blancs ou bruns s’enfonçaient avec détermination dans les gueules-de-loup et en ressortaient à reculons avec toute la suffisance d’un gros monsieur expulsé d’un compartiment de première classe. Ils se retournaient alors, recouvraient leur dignité et s’envolaient lourdement vers une autre gueule-de-loup.
Le poulailler, où des Bresse et des Sussex roucoulaient paisiblement, ressemblait à une grande volière ombragée de volubilis. Nous n’y avions que cinq poules. Par temps chaud, elles sommeillaient dans leurs trous de poussière, paupières mi-closes, et donnant le spectacle d’un bonheur sans mélange. On ne les tuait jamais. Nous étions trop pauvres pour cela. À cette époque, la viande de poulet était un luxe. Je n’ai pas dû y goûter avant d’avoir atteint l’âge de dix ans. La raison d’être de ces poules était strictement de nous donner des œufs. Elles en avaient acquis un rang bien au-dessus de leur condition normale. On leur donnait des noms. On leur parlait. Dès qu’elles nous entendaient, elles accouraient, juste au cas où nous leur eussions apporté quelques restes : arêtes de poisson, pelures de fruits et légumes, feuilles de salade ternies, nouilles froides, bouts de couenne ; leur régime était des plus variés. On y suppléait avec des vers de terre ou des escargots écrasés. L’une d’elles attrapait, parfois au vol, l’infortuné gastropode, et poursuivie par les quatre autres, se lançait dans une course effrénée. Harcelée sans relâche, elle se faisait chiper sa proie et tout le monde repartait dans la direction opposée, ce qui me faisait rire aux larmes. La gagnante finissait par avaler sa récompense avec de grands effets de col sous le regard à la fois admiratif et résigné des autres poules qui, la tête penchée sur le côté, attendaient qu’elle ait complètement achevé sa déglutition avant de reprendre leur sieste.
Elles nous récompensaient de ce traitement royal en nous pondant des œufs d’une taille imposante, des œufs aux tons de chair sensuelle, parfois agrémentée de taches de rousseur. Ma grand-mère et moi allions les ramasser tous les après-midi vers cinq heures. Elle me laissait en ramener un. Quand il était fraîchement pondu, il transmettait à mes paumes maladroites un peu de sa chaleur et de son parfum de plumes et de paille. Il fallait faire bien attention où l’on marchait afin d’éviter les crottes. En dépit de l’horreur que m’inspiraient (et que m’inspirent toujours) les matières fécales, je ne pouvais m’empêcher d’admirer la beauté de certaines de ces petites volutes que la Nature avait ornées de brillantes taches multicolores. Je n’ai jamais cassé un seul œuf, mais j’avais souvent moins de chance avec les crottes qui s’accrochaient à mes sandales, donnant ainsi à ma mère le plaisir de se lancer, une fois de plus, dans l’un de ses interminables sermons. 

   
C’est ma grand-mère, en fait, qui s’est vraiment occupée de ma petite enfance. Les deux femmes appartenaient à un monde qui n’est plus le nôtre : un mélange de semi-illettrisme et d’inébranlables croyances religieuses. Ce mélange pouvait produire des résultats bien différents. Dans le cas de ma grand-mère, on lui devait la compréhension, l’affection et la tolérance. Dans celui de ma mère : la raideur, l’étroitesse d’esprit et un besoin constant de critiquer.

Amour de la Nature ? Détestation des religions ? Dois-je tout cela à ces premières années, à cet éveil de la conceptualisation ?


samedi 27 juillet 2024

 

Guy de Maupassant est un auteur cruel. C’est l’auteur des vies ratées. La Parure, Une Vie, sont des récits déchirants car ils insistent sur le fait que notre seule et unique vie, ou du moins la seule dont nous ayons conscience, puisse être déterminée par une erreur de jeunesse ou la méchanceté de quelqu’un d’autre.

L’héroïne de La Parure n’est pas victime des circonstances : elle est victime de sa vanité ; une vanité purement gratuite. Elle a pris un risque pour rien car elle ne recherchait ni gain d’argent ni conquête sentimentale. Loi des conséquences : elle en a souffert toute sa vie. Son mari aussi.

L’héroïne de Une Vie souffre de l’égoïsme implacable de son père, puis de son mari et enfin de son fils.

Si l’on pouvait faire parler au hasard ces visages fermés et douloureux que l’on croise dans la rue, combien de vies brisées découvrirait-on ? Combien l’ont été par leur faute et combien par la faute des autres ?

Ma vie n’a pas été brisée. Elle a simplement été abîmée par les convictions religieuses de ma famille. Ce n’est pas la même chose. J’ai échappé à bien des accidents, bien des malchances qui auraient pu se révéler fatales. En Occident, certains parleraient de protection divine. En Orient on dirait Karma, c’est à dire l’ensemble des bénéfices et dettes accumulées lors de vies antérieures.

vendredi 29 septembre 2023

 

Note de lecture :
 
LE NOM DE LA ROSE d’Umberto Eco. 
 
Un livre difficile. Il faut s’accrocher. J’imagine facilement que si un auteur inconnu présentait un manuscrit de ce genre à des éditeurs, il n’arriverait jamais à se faire publier tant il faut, de nos jours, se glisser dans une catégorie bien définie : policier, roman sentimental, espionnage, érotisme etc. Il faut aussi que votre roman ressemble à celui d’un autre auteur qui, lui, se vend bien. Les éditeurs, qui disent tous rechercher des « voix nouvelles » ont, en fait, horreur de la nouveauté et de l’originalité. Alors, ils se rabattent sur une originalité superficielle qui consiste à torturer le style, à obscurcir la compréhension de l’intrigue ou à se gratter le nombril pendant 300 pages. 
 
Si l’on s’accroche, Le Nom de la Rose vous entraîne dans un monde à la fois révolu et fantastique, bien plus fantastique et bien plus fascinant que les histoires de science-fiction ou de ces créatures imaginaires volant de château à château dans quelque variation fantaisiste d’armure médiévale, créatures douées, naturellement, de pouvoirs magiques. 
 
Un monde révolu, certes, mais dont les caractéristiques perdurent dans les âmes des extrémistes religieux ou politiques (même chose, dans les deux cas : même intolérance, même cruauté, mêmes horreurs). Les coupeurs de cheveux en quatre, les tyrans du politiquement correct, les hypocrites et les pervers sont et seront toujours parmi nous. Leurs méthodes et leurs cibles ont changé de nom mais pas de nature. Le monde révolu que nous décrit Umberto Eco est donc, paradoxalement, à la fois éternel et universel. C’est d'illeurs à cette universalité que l’on reconnaît les chefs-d’œuvre. 
 
On pardonne alors aux longueurs. Il y en a. Il faut le dire. Umberto insiste lourdement pour nous prouver qu’il connaît parfaitement toutes les tendances politiques et religieuses de l’époque, y compris les plus obscures et les plus éphémères. Mais on lui pardonne… vraiment.