L'endroit où j'ai passé ma petite enfance a été alloué à la consruction d'un supermarché, Je ressens cela comme un viol bien que je n'en aie absolument pas le droit. Les premiers chapitres de la vie ont une influence sur la vie entière.
Cet endroit, je le décris avec amour dans le premier chapitre de La Caresse du Serpent :
On dit qu’à une époque fort reculée, Batz-sur-Mer était une île. Encore maintenant, seuls quelques bancs de sable rassemblés de part et d’autre d’une route goudronnée, le relient au Croisic et au Pouliguen. Des marais salants, abandonnés depuis longtemps, étalent, vers le Nord et vers l’Est, leurs quadrillages envahis d’herbe rouge où le vent de mer éparpille des odeurs de plantes grasses et de boue, et que survolent incessamment les cris nus des pluviers. Batz-sur-Mer conserve néanmoins l’atmosphère d’une île. On a l’impression que chaque partie de la ville est soudée à un tout bien homogène. Comme dans un village, on peut participer à la vie de village si on le souhaite ou bien, au contraire, on peut, comme dans une ville, se laisser aller à rêver, à se sentir détaché de tout, insaisissable...
Sur la place de l’église où la paisible sonnerie des heures pourrait donner l’impression qu’on est retourné cent ans en arrière, de vieilles dames aux larges hanches progressent avec toute l’élégance d’une coccinelle qui n’a pas réussi à refermer complètement ses élytres. Dans l’église elle-même, avec son chœur déjeté sur la gauche (comme la tête du Christ sur la croix, paraît-il) brille et respire un monstre sacré, dégoulinant de sculptures rococo : un orgue si ancien que Jean-Sébastien Bach lui-même aurait pu en jouer s’il avait seulement su que Batz-sur-Mer existait.
Sur un côté de cette place de l’église, se dresse, entre autres, une bâtisse grise, étroite et tout en hauteur, comme un mirage, avec une boutique de photographe au rez-de-chaussée, et moi, Donatien, je suis né au premier étage de cette maison qui sentait le gaz de ville et les produits chimiques. Nous n’y restâmes pas très longtemps. Un an plus tard, nous déménagions vers Ker Star.
Douillettement niché au fond d’un jardin, Ker Star, encore de nos jours, fait clignoter ses fenêtres étroites entre de hautes plantes en fleurs. La cour sableuse lance ses allées jaunes en trois directions : l’une vers le portail en fer forgé du jardin, une autre vers le poulailler et ses orgies de volubilis, et la troisième vers la sombre verdure d’un parc.
Près de la porte de la cuisine dormait un vieux lavoir désaffecté où l’eau de pluie s’était accumulée, et dont les parois intérieures étaient recouvertes d’un doux velours verdâtre. Plus d’un objet, placé maladroitement sur le rebord, avait terminé sa carrière dans une sorte de cimetière sous-marin en miniature. Je me perdais souvent dans la contemplation de cette collection mélancolique qui, un mètre sous l’eau, prenait peu à peu des airs de trésors archéologiques. Ma mère refusait d’aller les repêcher. Elle m’avait défendu de jouer près du lavoir, et elle pensait que le spectacle de ces épaves qui, elles aussi, tournaient lentement au vert, me rappellerait à mon devoir. Parmi les symboles de ma désobéissance, il y avait, en particulier, une poupée en caoutchouc, couchée sur le dos. De faibles rides de lumière froide et silencieuse, comme appartenant à un autre monde, palpitaient sur les tons de plus en plus cadavériques de ce visage au regard bleu et au sourire rigide. Avec un mélange troublant de tristesse et de sadisme, je me laissais hypnotiser par cette petite fille artificielle, incapable que j’étais alors de comprendre pourquoi je découvrais de la beauté dans la perte d’un jouet que j’avais tant aimé.
Je jouissais de l’humidité qui, par capillarité, remontait le long des parois de pierre, et ce faisant, attirait les abeilles et les papillons. Elle me donnait soif, à moi aussi. Enivrée par l’odeur d’herbe humide et de sable, je me penchais jusqu’à ce que le bout de mon nez touchât la surface de cette émeraude liquide, mais je n’en buvais pas. Me dirigeant alors vers la cuisine, j’allais y quémander un verre tiré au robinet.
Le jardin était tout un monde. D’énormes chenilles, engoncées dans leur manteau de fourrure noire à points rouges, se dépêchaient majestueusement d’une giroflée à l’autre. Des bourdons blancs ou bruns s’enfonçaient avec détermination dans les gueules-de-loup et en ressortaient à reculons avec toute la suffisance d’un gros monsieur expulsé d’un compartiment de première classe. Ils se retournaient alors, recouvraient leur dignité et s’envolaient lourdement vers une autre gueule-de-loup.
Le poulailler, où des Bresse et des Sussex roucoulaient paisiblement, ressemblait à une grande volière ombragée de volubilis. Nous n’y avions que cinq poules. Par temps chaud, elles sommeillaient dans leurs trous de poussière, paupières mi-closes, et donnant le spectacle d’un bonheur sans mélange. On ne les tuait jamais. Nous étions trop pauvres pour cela. À cette époque, la viande de poulet était un luxe. Je n’ai pas dû y goûter avant d’avoir atteint l’âge de dix ans. La raison d’être de ces poules était strictement de nous donner des œufs. Elles en avaient acquis un rang bien au-dessus de leur condition normale. On leur donnait des noms. On leur parlait. Dès qu’elles nous entendaient, elles accouraient, juste au cas où nous leur eussions apporté quelques restes : arêtes de poisson, pelures de fruits et légumes, feuilles de salade ternies, nouilles froides, bouts de couenne ; leur régime était des plus variés. On y suppléait avec des vers de terre ou des escargots écrasés. L’une d’elles attrapait, parfois au vol, l’infortuné gastropode, et poursuivie par les quatre autres, se lançait dans une course effrénée. Harcelée sans relâche, elle se faisait chiper sa proie et tout le monde repartait dans la direction opposée, ce qui me faisait rire aux larmes. La gagnante finissait par avaler sa récompense avec de grands effets de col sous le regard à la fois admiratif et résigné des autres poules qui, la tête penchée sur le côté, attendaient qu’elle ait complètement achevé sa déglutition avant de reprendre leur sieste.
Elles nous récompensaient de ce traitement royal en nous pondant des œufs d’une taille imposante, des œufs aux tons de chair sensuelle, parfois agrémentée de taches de rousseur. Ma grand-mère et moi allions les ramasser tous les après-midi vers cinq heures. Elle me laissait en ramener un. Quand il était fraîchement pondu, il transmettait à mes paumes maladroites un peu de sa chaleur et de son parfum de plumes et de paille. Il fallait faire bien attention où l’on marchait afin d’éviter les crottes. En dépit de l’horreur que m’inspiraient (et que m’inspirent toujours) les matières fécales, je ne pouvais m’empêcher d’admirer la beauté de certaines de ces petites volutes que la Nature avait ornées de brillantes taches multicolores. Je n’ai jamais cassé un seul œuf, mais j’avais souvent moins de chance avec les crottes qui s’accrochaient à mes sandales, donnant ainsi à ma mère le plaisir de se lancer, une fois de plus, dans l’un de ses interminables sermons.
C’est ma grand-mère, en fait, qui s’est vraiment occupée de ma petite enfance. Les deux femmes appartenaient à un monde qui n’est plus le nôtre : un mélange de semi-illettrisme et d’inébranlables croyances religieuses. Ce mélange pouvait produire des résultats bien différents. Dans le cas de ma grand-mère, on lui devait la compréhension, l’affection et la tolérance. Dans celui de ma mère : la raideur, l’étroitesse d’esprit et un besoin constant de critiquer.
Amour de la Nature ? Détestation des religions ? Dois-je tout cela à ces premières années, à cet éveil de la conceptualisation ?